Une tendance pleine de bonnes intentions
La croissance fulgurante du mouvement agile de ces dernières années, et la célébration de l’intelligence collective a donné naissance à de nombreux ateliers de groupe et de nombreuses opportunités d’envisager le travail et le lieu de travail autrement.
Sans entrer dans les détails de tout ce qui a été importé, du Kanban japonais au modèle Spotify suédois, je voudrais revenir aujourd’hui sur un type d’exercice de plus en plus courant : l’icebreaker.
Beaucoup inspiré de ce qui peut se faire aux Etats-Unis, les « icebreakers » et « energizers » (ce n’est pas pour rien qu’on utilise des noms en anglais) sont de petits « exercices de chauffe », en début de session de travail.
Petit Jeu : trouvez les origines de tous les acronymes ci-dessus, comptez la distribution des pays d’origine.
En remplacement d’un plus traditionnel « tour de table » où on se présente chacun à son tour, la culture qu’il y a autour des icebreakers se veut en général plus vive, plus active physique, et très souvent plus intense émotionnellement (comme un grand show « à l’américaine »).
On voit alors débarquer (ou dans les entreprises toutes ces activités qui ont pour but de délier les langues, les corps, les idées, créer un sentiment de groupe, de liberté, et plein d’autres petits bienfaits considérés utiles (voire nécessaire) pour le travail collectif qui va suivre : séminaires, sessions de co-conception de produit, les longs ateliers de réflexions…
Sur le papier, tout sonne bien, tout est bien pensé, on imagine les humains se laissant emporter par la foule et leurs chants de Pierre-Ciseau-Feuille géants, laissant de côté les egos, les intellects, l’image de soi, le tout dans la liesse, l’allégresse, la communion de groupe. Robert de la compta qui se joint à la chenille derrière Jeanine la commerciale, elle même ayant gagné le jeu des avions en papiers face à Kevin le développeur.
MAIS…
Sans nier l’énorme potentiel de ces activités, le pouvoir qu’une petite activation physique ou qu’un petit amorçage peut avoir sur le potentiel d’un groupe, dans la pratique : l’exercice est risqué. Quand il est mal effectué, il peut avoir de très mauvaises conséquences, qui ne sont pas toujours visibles de prime abord ou exprimées a posteriori.
Petit exemple
Voici une situation que j’ai vécu personnellement, je vous invite à vous y plonger vous même.
Imaginez vous devant une assistance d’une vingtaine d’inconnus (qui eux-mêmes ne se connaissent pas entre eux) disposés en cercle. L’animatrice vous demande de « chanter devant tous une chanson qui représente comment vous vous sentez maintenant ». A capella. Seul(e), et quand vous voulez, et c’est à vous de choisir quand démarrer. Premier servi premier chanté.
Malaise général !
Les timides baissent les yeux, les hardis entrent dans d’interminables Bohemian Rhapsody (sauf que c’est un Karaoké sans paroles ni musique). D’autres essais se prolongent mais la boule de neige ne prend pas. La gêne silencieuse prend le dessus mais la pression du groupe empêche quiconque d’interrompre l’exercice. L’animatrice semble juste penser que vous hésitez à choisir une chanson, alors que dans votre tête vous vous imaginez déjà trouver un prétexte pour partir, votre estomac se serre un peu, et vous n’osez même plus croiser le regard d’autres, de peur de « mettre la pression » vous même, ou bien de la recevoir.
En trentes secondes de micro-chants qui paraissent une heure, les participants se divisent. D’un côté les sceptiques, qui se demandent ce qu’ils font là et en quoi cela va aider à travailler. De l’autre les surmotivés qui se jettent dans le processus de chant en espérant inspirer les autres. Certains des surmotivés veulent peut-être mettre en avant d’autres choses, d’autres semblent frustrés en scrutant les autres avec un air d’inspection après avoir chanté.
Question de Debriefing de l’animatrice : « Alors, est-ce que vous vous sentez plus unis et plus en écoute les uns des autres ? »
Réponse non dite (mais partagée plus tard, longtemps après cet atelier) : « NON ! mais on est tellement gênés qu’on veut juste que ce moment termine, pas qu’on en debriefe, j’ai besoin d’une pause, pas d’enchaîner avec la suite pour laquelle j’avais pourtant de l’énergie avant cet icebreaker. »
Mettre les participants dans ce malaise général était-il voulu ? Non selon l’animatrice. Où est la frontière du consentement dans un exercice qui semble anodin ? Difficile à prévoir. Encore une fois, ce n’était « que du chant », ce n’était pas un icebreaker qui implique du toucher les uns des autres, de l’exposition de parties du corps, ou de la vie privée.
Bref, c’est un témoignage de plus parmi les nombreux qu’on peut retrouver dans les liens suivants un peu partout : Fil Reddit (et aussi en anglais), Article medium de professionnel, article de site spécialisé introvertis, Blog, site associatif…
Alors on abandonne ?
Est-ce que c’est une raison d’abandonner totalement les icebreakers et leur potentiel ? Pas pour moi en tout cas, je trouve qu’un rejet répugné pur et simple est aussi dommageable qu’une adoption enthousiaste pure et simple. Tout outil a ses bienfaits, ses limites, ses contextes d’usage et ses conséquences probables.
Avec une métaphore : Lorsque vous entrez dans un magasin de bricolage, vous ne dites pas qu’un tournevis est toujours meilleur qu’un marteau ou vice versa, ou bien qu’un outil est intrinsèquement mauvais pour toutes les situations. Et bien c’est de même pour les icebreakers.
Notre travail, au delà d’être capables de réutiliser l’intelligence produite par d’autres (et vous trouverez sur Internet des dizaines de bases d’icebreakers, nous en recensons une petite partie sur openseriousgames.org), est d’être capables d’utiliser INTELLIGEMMENT cette intelligence produite par les autres.
Icebreaker cookbook
Les icebreakers peuvent être mieux utilisés et on peut réduire les effets désagréables tout en augmentant leurs effets utiles, pour peu qu’on réflechisse à comment bien les utiliser, et qu’on diffuse le fruit de cette réflexion.
Dans ce but, j’ai été invité par Robin BERAUD-SUDREAU (coach agile, déjà #OSG Community Booster sur Bordeaux, créateur de plusieurs serious game) à rejoindre une équipe de travail sur le sujet, avec Marilyn KOL (coach personnelle, connaisseuse entre autres des effets de dette émotionnelle, Alice BARRALON (coach formatrice, férue de conception d’ateliers), Olivier MY (coach qui travaille sur les dynamiques d’équipes), ainsi que les coachs agile Yoan LUREAULT et Romain COUTURIER.
Avec un sous-groupe de l’équipe, nous avons produit sous format de « livre de recettes » un guide d’utilisation des icebreakers, qui insiste particulièrement sur « le bon usage ». Ce guide contient entre autres une classification des « glaces à briser », et ainsi des icebreakers associés, ainsi que des effets délétères possibles lorsqu’on abuse de chaque type d’icebreaker. C’est ce que vous pourrez retrouver entre autre ci-dessous avec la Rose des Icebreakers
L’idée ici n’est pas de vous spoiler ce guide, mais vous raconter l’histoire qui a invité à l’écrire et la différence que nous avons voulu apporter dans ce secteur.
Est-ce la fin de vos moments de solitude ? De la gêne ? Des erreurs ? Probablement pas, peu importe qu’on recommande d’arrêter l’icebreaker ou de choisir le bon, il y aura fort heureusement toujours des prises de risques et des erreurs. Il y aura des apprentissages, de nouvelles couches d’ingénierie et d’ingéniosité sur ce sujet. Ces connaissances seront transmises, réadaptées, et retransmises, et nous souhaitons dans tout cela avoir contribué à ce progrès.
Vous trouverez ici les liens vers l’icebreaker Cookbook ici :
https://openseriousgames.org/icebreaker-cookbook/
ainsi que les sources pour pouvoir à votre tour créer votre base d’icebreakers avec ce que l’on a déjà produit. En espérant qu’à votre tour, vous maîtriserez nos écrits, que vous les retransmettrez en ajoutant votre touche, une très bonne année aux glaces bien brisées à vous !